Les « réseaux sociaux » sont des toxiques

CW : alcool, mention jeux d'argent et auto-agression (self-harm)

J'ai récemment vu un billet de Ploum comparant les « réseaux sociaux » à des maladies mentales. C'est évidemment faux, mais l'usage de ces plateformes de sociabilité toxique peut faire développer des symptômes de maladie mentale et pire, être particulièrement nocif pour des personnes atteintes de problèmes de santé mentale, ce qui les rend donc plus envahissants voire, tout simplement, remarquables par leurs pairs et par des professionnel·les. L'autonomisation normative d'une certaine expérience de ces plateformes en tant qu'institutions totales (Goffman, 1961) puis la naturalisation de ces normes dans la vie quotidienne de leurs victimes (Berger et Luckmann, 1966) en fait par ailleurs des plateformes d'intoxication de notre sociabilité ; or les « maladies mentales » me semblent avant tout définies socialement et relationnellement ; dans « Pour la sociologie », Lahire explique clairement qu'un être social n'est pas lui-même « par nature » mais en relation à autrui et à « la société » (Lahire, 2016) (ou pour le dire autrement à un autrui généralisé). Les problèmes de santé mentale sont bien réels et méritent d'être traités ; les traitements médicaux peuvent sauver des vies en fonction de leur adéquation à un diagnostic en tant qu'ensemble de dispositions ; de même, on peut considérer leur efficacité en relation à l'environnement social de læ patient·e en tant que périphériques d'aide à un travail dispositionnel (Darmon, 2019) ; autrement dit ces traitements médicaux ne sont que peau de chagrin sans travail sur l'environnement qui a produit les problèmes de santé mentale en premier lieu. Il est donc impossible pour Ploum de dire que ces plateformes seraient un problème de santé mentale ou une « maladie mentale » (sic), en particulier puisqu'il n'est ni médecin, ni patient, ni sociologue ; en revanche la doxa, les représentations profanes de la maladie mentale, sont construites sur des représentations d'un autre siècle de l'asociabilité.

Si ces plateformes ne sont pas, à proprement parler, une maladie mentale, comment peut-on les considérer selon des critères plus modernes ? Comment caractériser l'incapacité de care pour soi-même et pour son entourage, de prendre du temps non chiffré, non monétisé, non calculé en termes d'« engagement » (likes, commentaires, partages) apparaissant in fine dans des rapports d'activité et donc récompensés par une visibilité accrue, par la possibilité de se faire complice de notre propre maltraitance ? Je pense qu'il serait plus pertinent d'en comparer l'usage à celui de toxiques, dans la mesure où cette comparaison peut être pertinente, dans les pratiques médico-sociales, pour des jeux d'argent. Ainsi, des personnes peuvent être alcooliques dès le premier verre, dans certains cas car elles aiment être dans des états seconds, ou pour surmonter (temporairement et de manière in fine nocive) des formes de négligence de la part de leurs parents. Je ne parle pas ici de Ploum mais de rapports lus sur Twitter, de la part de personnes à la fois alcooliques et fragilisées socialement (queer, folles, etc.). De même, l'addiction aux jeux d'argent ne touche pas tout le monde de la même manière, comme les publicités de la Française des jeux (récemment privatisée) le montrent d'une manière particulièrement glauque. Comme pour les jeux d'argent, on peut interroger l'usage des « réseaux sociaux » pour satisfaire des pulsions d'autodestruction, mais aussi l'exemple de l'entourage (et notamment des parents et de leurs ami·es) dans la création de relations de maltraitance numérique.

Un autre exemple assez alarmant touche aux rapports de tabagisme et d'alcoolisme chez les paysan·nes, classe sociale1 dont on sait les membres particulièrement isolé·es et même de ce fait particulièrement à risque de se suicider (Durkheim, 1897), en raison de leur isolement. Envisager leur consommation d'alcool ou de tabac en tant que toxiques et donc les plateformes de sociabilité toxique comme tels a évidemment des implications intéressantes sur le rapport couramment établi entre addiction à ces plateformes et isolement social : il ne s'agit alors pas du simple fait de rejoindre des communautés, même si ça peut être une motivation discursive évidente (mais aussi un prétexte pour répondre à un besoin via des toxiques) mais d'une réponse à l'isolement commune à l'ensemble des toxiques. En d'autres termes, les « réseaux sociaux » permettent autant et dans la même mesure que la fréquentation d'un casino ou d'un bar de combler un sentiment d'isolement, sans traiter la dépression et donc les relations (notamment « en plein ») qui la définissent socialement.

J'insisterai sur le rôle de l'exemple des parents et plus généralement des adultes dans l'entourage familial dans la consommation des toxiques, qu'il s'agisse du tabac, de l'alcool, des jeux d'argent, ou de Twitter : à titre personnel, je me suis créé un compte Facebook suite à un message affiché sur l'écran géant d'un jamborée des Scouts et Guides de France. J'étais résolue à ne pas m'y créer de compte pour des raisons analogues à ma non-consommation d'alcool et de tabac, mais ce message a été la porte d'entrée vers la perte de 10 ans de ma vie. Il y a donc tout lieu de considérer ces plateformes comme l'équivalent contemporain du tabac, et relativement peu de raisons d'être optimistes quant au rôle de régulation de l'État (à ceci près que des solutions technologiques, faute de mieux, sont en train d'être développées).

Références

Berger P.L., Luckmann T., 1966, The social construction of reality: a treatise in the sociology of knowledge, Garden City, New York, Doubleday, 203 p. Darmon M., 2019, « Analyser empiriquement un inobservable : comment ‘attrape-t-on’ une disposition ? », dans La différenciation sociale des enfants. enquêter sur et dans les familles, Presses universitaires de Vincennes, p. 109‑137. Durkheim É., 1897, Le suicide : étude de sociologie, Félix Alcan, Paris. Goffman E., 1961, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit (Le sens commun), 452 p. Lahire B., 2016, Pour la sociologie : et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse”, Paris, La Découverte (Cahiers libres), 182 p.

1 La première PCS : agriculteurs exploitants ; artisans, commerçants, chefs d'entreprise ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires ; employé·es ; ouvrièr·es ; retraité·es.

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#Toxiques#Dépression#RéseauxSociaux #Isolement


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